À force de voir des oeuvres désireuses d’égratigner les figures super-héroïques au cinéma et en séries, on pourrait penser que c’est une tendance récente et qu’il a fallu attendre les années 2000, Kick-Ass et The Boys pour sortir des sentiers battus. Ce n’est pas vraiment le cas. Il y a plus de trente ans déjà, Alan Moore livrait au monde sa propre vision de la chose dans Watchmen, une oeuvre uchronique dont on profite encore et toujours de l’influence. Sans grande surprise, ce pilier de la culture populaire a engendré quelques rejetons, comme Brat Pack paru dans les années 90 aux États-Unis et seulement en 2019 chez Delirium. Vous pensiez que Garth Ennis avait inventé l’irrévérence trash avec sa bande de garçons ? Attendez de voir ce que Rick Veitch vomissait à la gueule du monde 15 ans auparavant…
Rêves brisés et produits dérivés
Contrairement à la plupart des oeuvres super-héroïques contemporaines, les véritables stars de Brat Pack ne sont pas les super-héros, mais leurs assistants, ceux que l’on se plaît à appeler les « sidekicks ». Quatre partenaires, pour quatre justiciers masqués, régnant sans partage sur une ville débarrassée du crime. Si elle l’est, ce n’est pas un hasard, puisque les super-héros ont tendance à asseoir leur domination sans se soucier des dommages collatéraux. Tant que l’argent coule, tout roule. Et quand tout roule, tous les excès sont possibles. Les membres du Brat Pack sont les premiers à en faire les frais.
Ces jeunes adolescents sont adulés par les populations locales, elles qui rêvent d’être à leur place, en compagnie des dieux modernes. Elles ne s’imaginent pas une seconde que derrière les masques peuvent se cacher autre chose que de l’émerveillement et que le prix à payer pour être un sidekick est loin, très loin d’être négligeable. Imaginons que l’ultra-violence super-héroïque soit une pièce. Pile, il y a The Boys, son fun, ses poses, sa nonchalance. Face, il y a Brat Pack, sa noirceur, sa misanthropie, son désespoir. Rick Veitch n’épargne rien à ses personnages, ni à ses lecteurs.
Nous sommes plongés la tête la première dans l’exploitation la plus crade du filon des sup’, avec ce qu’il faut de déviances tendancieuses, de sévices et de marketing. L’auteur flingue tout ce qui déconne dans l’industrie des comics de l’époque, tel un Alan Moore ou un Frank Miller sous crack. On pense en particulier à un épisode malheureux de l’histoire de DC Comics, invitant les lecteurs à décider du sort de Jason Todd, le Robin de substitution, en 1988. On imagine sans peine Rick Veitch rouler des yeux à la découverte du résultat.
Shades of grey
Si l’auteur ne mâche pas ses mots en termes d’écriture, il est tout aussi inspiré artistiquement. Originellement prévu pour paraître en aplats de noir et blanc, Brat Pack a finalement bénéficié d’une impression en nuances de gris, ce qui confère à l’oeuvre un aspect crade particulièrement bien vu. Mais plus encore que l’esthétique générale, c’est le découpage qui en impose. Pour dépeindre l’embrigadement des sidekicks, Rick Veitch propose de longues séries de planches découpées en quatre.
Page après page, le lecteur découvre, simultanément et médusé, la « formation » ignoble subie par les membres du Brat Pack, ainsi que leur lente descente aux enfers. Plus le récit avance, plus la noirceur gagne du terrain, au point d’effacer le peu d’innocence qu’il pouvait rester chez ces jeunes personnages…jusqu’à ce final grandiose qui nous laisse penser que dans l’esprit de Rick Veitch, tout n’est pas forcément perdu.

